« Ecoute-moi : tu as d’un côté cette petite vieille qui est bête, absurde, insignifiante, méchante, malade et qui est utile à personne… elle est nuisible, elle sait même pas pourquoi elle est en vie, elle peut mourir d’un jour à l’autre de sa belle mort. Tu me suis ? Bon, alors : d’un autre côté, tu as des forces jeunes qui se perdent parce qu’elles ne sont pas soutenues, elles sont des milliers et elles sont partout. On pourrait construire et soutenir des centaines, des milliers de bonnes choses avec l’argent de la vieille, qui ira à un quelconque monastère, de toute façon. Des centaines, des milliers d’existences remises sur le droit chemin, des dizaines de familles sauvées de la misère, de l’éclatement, de la ruine, du vice, des maladies, tout ça grâce à l’argent. Si on la tuait, si on lui prenait son argent pour se consacrer ensuite à servir la cause commune et l’humanité : qu’est-ce que t’en penses ? T’es pas d’accord que des milliers de bonnes actions pourraient effacer un petit meurtre de rien du tout ? Pour une vie, c’est mille autres qui seraient sauvées de la pourriture. On échange une mort contre cent vies, c’est de l’arithmétique, ça ! »

Crime et châtiment, Dostoïevski
(adaptation de la compagnie Libre d’Esprit)

Est-ce qu’on tue la vieille ? d’après Dostoïevski

Avec :
Henri Vatin
Nikson Pitaqaj
Yan Brailowsky
Lina Cespedes
Anne-Sophie Pathé
Mirjana Kapor

Mise en scène Nikson Pitaqaj
Travail d’équipe autour de Lina Cespedes

Présentation

La vieille entre et s’installe sur un confortable fauteuil au centre de la scène. Elle est richement vêtue, parée de beaux bijoux et se délecte de son apéritif – cognac et amuse-bouches. Un des membres de la compagnie est sur scène en qualité de médiateur afin d’encadrer les échanges qu’il peut éventuellement relancer.
La pièce commence par la scène de Crime et châtiment qui pose le sujet. Elle est interprétée par deux comédiens de la compagnie ou des amateurs ayant travaillé en atelier/stage avec la compagnie. Le public est invité à prendre position : d’un côté, ceux qui décident de tuer la vieille, de l’autre, ceux qui décident de ne pas la tuer. Eventuellement peuvent prendre place au centre les indécis avant qu’ils ne rejoignent tel ou tel camp. Les comédiens de la compagnie se répartissent dans le public. Le débat dure environ une heure.
200 ans après, nous n’avons toujours pas de réponse à cette problématique posée par Dostoïevski… Est-ce qu’on tue la vieille ? invite le public à prendre une part active au débat et à créer avec la compagnie un spectacle inédit durant lequel personne ne peut prédire ce qui va se passer.

Théâtre Métal

Est-ce qu’on tue la vieille ? est un travail singulier qui bouscule la vision traditionnelle du théâtre. La compagnie et le public ne font plus qu’un. L’exercice oblige à pénétrer le cœur du public qui devient acteur de la pièce au même titre que les comédiens. C’est un véritable travail d’équipe puisque les membres de la compagnie sont tour à tour médiateur ou défenseur de telle ou telle conviction.
Il n’y a pas de message à tirer, l’enjeu du spectacle côtoie celui de la catharsis définie par Aristote. Toutefois, l’expression des passions ne sert pas ici la purification de l’âme mais la construction de l’esprit, notamment critique.

Genèse

Le projet est né en résidence au sein de la communauté Paul Machy (ALEFPA – Gravelines).
Lors des ateliers théâtre effectués avec les jeunes et leurs équipes encadrantes, la compagnie Libre d’Esprit s’est replongée dans une question qui la taraude depuis des années, depuis qu’elle a monté une adaptation de Crime et Châtiment de Dostoïevski en une pièce de quatre heures, en deux parties, avec une vingtaine de comédiens sur scène, dont sept amateurs.
La question de Dostoïevski a suscité les passions et libéré la parole des jeunes, transcendant leur réticences éventuelles à s’exprimer. La vivacité, l’intensité mais aussi la violence des échanges ne se sont jamais démenties. A force de travailler et de débattre, le projet d’une création originale de la compagnie est né : Est-ce qu’on tue la vieille ?

Intention

Est-ce qu’on tue la vieille ? transcende sa genèse pour prendre une place entière dans le répertoire de la compagnie Libre d’Esprit. La question posée par Crime et châtiment est brûlante. Elle suscite les passions et provoque la colère, certes à l’intérieur du groupe, mais aussi à l’intérieur de soi. Il est extrêmement difficile de se positionner, au-delà il est dangereux de le faire. Nous avons constaté la propension à justifier et légitimer un crime dès l’instant où il sert la justice et l’humanité. Cet engouement s’est retrouvé aussi bien chez les jeunes de l’ALEFPA et leurs équipes encadrantes dans le temps des ateliers, que chez un public classique représentatif de notre société et de sa diversité.

La violence avec laquelle certains tranchent la question comme ils seraient prêts à trancher la gorge de la vieille soulève des problématiques universelles et intemporelles : Un crime ou une guerre peuvent-il être justes ? Où est notre seuil de tolérance quand l’enrichissement de quelques-uns crée la misère de beaucoup d’autres ? Jusqu’où aller pour servir la cause commune ? Est-on prêt à se sacrifier et accepter la culpabilité pour le bien de l’humanité ? La frontière entre le jeu et la réalité est parfois poreuse. Il est fondamental d’encourager la parole afin de développer son esprit critique et de se prévenir ainsi de toute forme de manipulation. Le procès des attentats de Charlie Hebdo, qui se déroule en ce moment même, invite à réfléchir encore à cette question sous un jour nouveau…

Images : Yan Brailowsky
Photos © Les ateliers de la Mine

« Nous acceptons d’être criminels pour que la terre se couvre enfin d’innocents. »

Albert Camus