… présenté lors de la lecture au Centre Tchèque le 21 avril 2017 :
Que voulez-vous par votre loi ? Et par quoi M. Joseph Reinach justifie-t-il la loi qui vous est soumise ? Il dit, messieurs, qu’il ne suffit pas d’atteindre les actes, les manifestations extérieures de l’anarchie, qu’il faut avant tout frapper et atteindre la pensée même d’où procèdent ces actes. Voilà pourquoi, selon lui, il faut édicter des lois qui portent la force de la loi, le feu de la loi jusqu’à la racine même de l’anarchie. Et vous verrez bien en effet, si vous examinez dans cet esprit les dispositions déjà votées par vous, que c’est bien là l’intention profonde de votre loi.
Vous ne frappiez d’abord que les actes mêmes, ou la complicité, ou la préparation effective de ces actes, ou les excitations directes et publiques qui sont déjà un acte. Puis, dans la loi de décembre, vous avez voulu atteindre l’entente indéterminée en vue d’un attentat indéterminé. Mais cela ne vous a pas suffi encore. Et vous revenez nous dire : La pensée anarchiste peut se glisser dans le simple propos, elle peut être chuchotée de cœur à cœur, d’oreille à oreille ; elle peut s’exhaler dans un simple cri de colère et de souffrance, et puisqu’il y a un péril anarchiste dans ces propos, dans ces confidences, dans ces lettres échangées, nous allons essayer de surprendre tout cela pour frapper tout cela ; nous neutraliserons les germes imperceptibles d’anarchie qui peuvent exister dans la conscience avant même qu’ils aient pu éclore et se manifester. Voilà bien la pensée de votre loi.
Je dis que la tentative est hardie ; je pourrais vous dire qu’elle est chimérique, puisque précisément vous voulez surprendre l’anarchie à l’état naissant, quand elle n’est encore qu’un propos qui s’éveille, quand elle n’est encore que la conscience qui commence à s’ouvrir.
Ou bien vous n’appliquerez votre loi que d’une manière molle et intermittente ; elle ne regardera que d’un regard distrait dans le fond même des consciences, et vous laisserez échapper, mêlés à l’immense flot quotidien des pensées, les paroles, les propos imperceptibles et obscurs d’où, selon vous, sortira le crime ; ou bien votre loi voudra, d’un regard aigu, continu, profond, surveiller constamment toutes les consciences, et alors, sous prétexte d’hygiène morale, vous aurez installé dans ce pays la plus étrange tyrannie qu’on ait jamais pu rêver !
Comment ! toutes les consciences sont donc aujourd’hui chargées de dynamite, pour que la plus légère commotion suffise pour en déterminer l’explosion ?
Si votre loi était utile, nécessaire, elle serait contre la société elle-même la plus terrible condamnation ; et s’il était vrai que ces hommes, qui sont des criminels assurément, mais qui ne tuent pas par cupidité ou par vengeance personnelle, qui tuent par sauvagerie, par fanatisme, par orgueil, par délire, mais qui en même temps qu’ils tuent, sont prêts eux-mêmes à donner leur vie, s’il était vrai que cette terrible sauvagerie fût toujours prête, au moindre propos, à la plus légère excitation, à se dresser contre la société pour la ravager par la dynamite et par le poignard, non, vos lois de répression ou de précaution seraient inutiles.
Mais je vous l’accorde : vous êtes dans l’obligation, dans le droit d’aller saisir la pensée anarchiste jusqu’à sa source obscure dans les consciences.
Je me contente de vous dire : Ne vous arrêtez pas à mi-chemin et creusez jusqu’à ce que vous ayez trouvé au fond de ces conscience la source première de la pensée criminelle. Oui, vous êtes tenus, dans l’opération que vous avez commencée, d’aller jusqu’à la racine même des consciences. Et alors se pose devant vous, législateurs, ce grand et terrible problème : Quelles sont donc les influences morales et sociales qui à l’heure actuelle prédisposent les cœurs et les cerveaux à accueillir si aisément, selon vous, le moindre chuchotement d’anarchie ?
S’il y a un ordre d’influences sociales, politiques, religieuses, sur lequel il y aura controverse éternelle parmi les hommes, il est un point sur lequel tous ici, tous dans le pays, chrétiens ou matérialistes, idéologues ou positivistes, socialistes ou conservateurs, monarchistes ou révolutionnaires, tous nous sommes d’accord : c’est que rien dans notre démocratie n’est capable de bouleverser les consciences, d’aigrir les haines comme les exemples de corruption donnés d’en haut par ceux qui détiennent une part du pouvoir.
J’entendais l’autre jour M. le rapporteur de la commission et M. le président du conseil s’ingénier, pour rassurer sur l’application de la loi, à nous définir l’anarchisme. Il disait : «L’anarchisme consiste d’abord dans le mépris de toute autorité.» Eh bien ! je lui demande si lorsque des représentants publics mêlent la représentation nationale à des scandales et à des affaires véreuses, ces hommes ne vont pas ébranler dans les consciences les bases mêmes de l’autorité.
Puis M. le président du conseil nous a dit encore : «L’anarchisme, c’est le mépris du suffrage universel.» Eh bien ! je le lui demande à nouveau : Si ceux-là, qui après avoir obtenu du suffrage universel et de sa confiance un mandat pour défendre le pays, sa fortune, son honneur contre les pièges des financiers, viennent se faire après coup les complices de cette finance suspecte, est-ce que ce ne sont pas ces mêmes hommes qui détruisent le respect du suffrage universel ? Est-ce que ce ne sont pas ceux-là qui réduisent le suffrage universel à n’être plus qu’une vieille dupe ridicule, à la tête branlante, sur laquelle les jeunes gens à l’âme violente jettent un regard de mépris ?
Puis, vous nous avez dit que l’anarchie était le mépris de la vie humaine ; et c’est bien là en effet ce qu’il y a de plus horrible dans l’anarchie. Quelles que soient ses souffrances, lorsque le prolétariat aura à son tour mis la main sur le pouvoir pour s’affranchir et réaliser la justice, j’espère bien qu’il considérera comme son plus grand honneur et comme un honneur inédit devant l’histoire de ne pas renouveler ces tristes effusions de sang qui ont affligé la Révolution bourgeoise d’il y a un siècle.
Mais avez-vous donc réfléchi à tout ce qui se cache de ruines morales, de désespoirs meurtriers, de suicides sanglants derrière les sinistres financiers déchaînés sur ce pays à intervalles périodiques ? Et si ces sinistres financiers sont provoqués non pas par des hommes qui cherchent simplement à se soustraire aux nécessités de tous les jours, mais pour mieux jouir de la vie, et s’ils trouvent une sorte de complicité dans la faiblesse de la représentation nationale, qui si elle est rebelle à toutes les amnisties légales, est singulièrement facile à toutes les amnisties morales, est-ce que vous ne vous êtes pas dit que ce sont ces choses qui vont propager partout et enseigner l’horrible mépris de la vie de l’homme ?
Ah ! messieurs, il serait peut-être ridicule de parler à cette tribune de tous les travailleurs qui sont morts dans les travaux dérisoires de Panama. Je me demande ce qu’ont dû penser de la vie ceux qui se sont sentis mourir là-bas, s’ils ont compris qu’on avait fait d’eux un prétexte lointain à une spéculation meurtrière, qu’ils n’étaient que des figurants ridicules, et que la véritable pièce se jouait ailleurs, dans les coulisses du Parlement, de la presse et de la finance.
Oui, je me demande s’ils ont compris qu’ils allaient être enfouis dans un mensonge, et quelle singulière notion de la vie humaine et du respect qui y est attaché par la société capitaliste ont dû répandre dans le monde les survivants qui sont partis de là-bas. Oui, il a dû y avoir, au hasard des rencontres dans les faubourgs des grandes cités internationales, de singulières conversations, et puisque vous cherchez d’où proviennent les germes d’anarchie qui se sont répandus sur le monde, c’est peut-être bien de ce côté-là qu’il faudrait chercher.
Vous dites — on l’a entendu souvent dans cette discussion : Les anarchistes sont des solitaires, des isolés. Il n’y a pas un seul homme isolé : on n’est jamais isolé tant qu’on est un homme parmi les hommes, les bruits du dehors arrivent, les nouvelles lointaines de nos discussions et des scandales parlementaires parviennent.
Est-ce que vous vous imaginez qu’il y a eu quelqu’un qui n’ait pas pu être touché, remué, bouleversé dans sa conscience, si isolé que vous le supposiez, lorsque le pays a appris tout à coup que sur les centaines de millions qu’il avait versés, plus des deux tiers avaient été gaspillés d’une façon criminelle ; quand il a pu voir que cette corruption capitaliste et financière avait voisiné avec les pouvoirs publics, que le Parlement et la finance causaient dans les coins, trinquaient ensemble ? Est-ce que vous croyez que cela n’était rien quand ils ont appris que des ministres allaient être traduits en cour d’assises, quand ils ont appris que des dénégations hautaines allaient être suivies de révélations écrasantes et de foudroyantes condamnations ; lorsqu’il y a eu un moment où les puissants passaient des grands salons éclairés du pouvoir dans les couloirs obscurs de la justice, et où, comme sur un disque tournant les couleurs se confondent, le pays vit se mêler sur le disque rapide des événements la couleur parlementaire et la couleur pénitentiaire ?
Rappelez-vous la grande image du poète antique : la poussière est la sœur altérée de la boue ! et dites-vous bien que toute cette brûlante poussière de fanatisme anarchiste qui a aveuglé quelques misérables sur les chemins est la sœur de cette boue capitaliste et politicienne que vos prescriptions légales ont séchée.
Dans cette discussion où nous sommes entrés, nous les défenseurs de ce que nous croyons être encore la liberté menacée, j’ai eu une déception. Je m’attendais à ce que quelques-uns des hommes qui ont commis des erreurs dans l’affaire du Panama, et qui ont, avec leur autorité publique, recommandé des émissions qui destinaient les souscripteurs à la ruine ; viennent à cette tribune et disent au pays : Oui, nous nous sommes trompés ; oui, nous avons commis des erreurs et des fautes, et il se peut que ces fautes soient pour quelque chose dans l’irritation des esprits, et alors, au nom même des fautes et des erreurs commises par nous, nous venons, non pas pour les criminels contre lesquels la société doit se défendre, mais pour les simples exaspérés auxquels il peut échapper un propos de colère suggéré peut-être par notre imprudence, nous venons vous demander un peu d’indulgence, un peu de bienveillance et de pitié ! Mais non ! ils sont restés muets.
Et il y a une autre chose qui m’a étonné : c’est que plusieurs dans la majorité, au moment où se sont développés ces scandales, se sont plaint de la facilité avec laquelle on était soupçonné et comment, pour quelques mots, pour quelques lettres griffonnées sur une feuille de papier, on était exposé au déshonneur. Oui, ils ont senti qu’il y eut un moment où tout le monde, pour un rien — c’était leur défense — pouvait être exposé au soupçon de panamisme ; mais je ne comprends pas que, quand eux-mêmes ont traversé cette épreuve, ils ne soient pas venus dire : Il ne faut pas la renouveler pour d’autres consciences, il ne faut pas que, tant que pourront se développer les soupçons d’anarchisme, d’autre passent par les angoisses injustes dont nous ne sommes pas encore reposés.
Eh bien ! messieurs, non seulement ils n’ont rien dit, mais c’est du côté des soupçonnés d’hier que je trouve la plus grande rigueur contre ceux qui dans un tout autre ordre, bien plus haut, peuvent être soupçonnés demain. Je constate que tous, sans exception, par une coïncidence qui frappera le pays et qui donnera à cette loi sa signification définitive, tous votent la loi que vous proposez.
Eh bien ! messieurs, puisqu’en dehors de tous ces incidents personnels il est évident, je le crois, pour la Chambre tout entière, que le développement des scandales financiers ne peut pas être considéré comme irresponsable dans le développement des colères aveugles d’où jaillit parfois l’attentat anarchiste, il ne suffit pas que vous vous arrêtiez à mi-chemin dans l’œuvre de répression ou de précaution que vous faites ; il faut plus, messieurs : il faut que vous regardiez en face le mal, le mal tout entier, dans son origine ; il faut que vous voyiez comment, depuis quinze ans, a été inoculé peu à peu au régime républicain ce virus politico-financier qui a été dénoncé par M. Millerand.
D’où est-il venu, ce mal ? Il y a quinze ans, il y a vingt ans, lorsque Gambetta, à la tête de l’opposition républicaine, constituait la République en ce pays, lorsqu’il allait partout répandre la parole républicaine, et quand il a réussi enfin à travers toutes les oppositions monarchiques et cléricale, à fonder enfin la République, il avait une admirable conception, mais dangereuse aussi : il constatait que la République de 1848 avait peut-être sombré par l’inexpérience des républicains d’alors, et il s’était juré d’épargner au parti républicain, à la troisième République, les fautes qui selon lui avaient perdu la seconde et qu’il reprochait aux hommes de 1848, à ceux dont il parlait souvent avec une sorte de colère, les rendant responsables de l’éclipse de la liberté pendant vingt ans, ceux qu’il appelait quelquefois, avec une sorte de majestueuse ironie, les vieilles harpes ! Vieilles harpes en effet, dont les jeunes générations républicaines ont décidément brisé toutes les cordes.
Que leur reprochait-il ? Deux choses : d’abord d’avoir compromis la République par l’intransigeance de leurs formules et de leurs principes, et ensuite de l’avoir compromise en effrayant systématiquement la bourgeoisie. Et il s’était dit qu’il échapperait à ces deux périls, qu’il apporterait et qu’il introduirait dans la politique l’esprit de transaction quotidienne ; il s’était dit en outre qu’il essayerait, dans la République nouvelle, de dissiper les vieilles méfiances qui en séparant en 1848 la bourgeoisie et le peuple, avaient amené la disparition de la liberté.
Eh bien ! messieurs, il a essayé de faire ces deux choses. Je ne dis pas qu’elles ne sont pas grandes ; mais il y avait un péril à côté de cette grande conception.
Oui, Gambetta voulait amener à la République, arracher à la monarchie et au passé les vieilles classes dirigeantes ; il voulait amener à lui la grande bourgeoisie industrielle et commerciale ; il voulait la grouper autour de lui, la réunir et la réconcilier avec le peuple.
Je dis qu’on ne peut pas défendre la République contre l’aristocratie des puissances financières, lorsque l’on se rencontre dans la coulisse, pour les autres affaires, avec les mêmes financiers.
Voilà pourquoi le développement des affaires s’est accentué à ce point, qu’en 1882 déjà, il y avait dans la Chambre et dans le Sénat cent cinquante membres du Parlement qui faisaient partie, à des titres divers, des conseils d’administration des grandes sociétés. Voilà comment il s’est produit, peu à peu, une pénétration universelle de la politique et de la finance.
Pendant que se produisait cette pénétration, pendant que les politiciens croyaient qu’en s’enrichissant par les affaires ils accomplissaient un devoir envers la République, la lutte contre les grandes puissances financières était abandonnée peu à peu, et c’est ainsi que lorsque Gambetta est tombé, ses amis répandaient que c’était parce qu’il avait été combattu par M. de Rothschild, parce qu’il n’avait pas traité sur un pied d’égalité suffisant le grand banquier. Et il se trouve que les même hommes qui vantaient précisément dans Gambetta cette lutte contre les grandes entreprises financières, ont subi à ce point l’évolution politique opportuniste, qu’ils sont les mêmes qui proposent de renouveler la concession de monopole à M. de Rothschild.
Et puis, le second vice qui est résulté de ce développement du régime politico-financier, c’est la confusion croissante de la politique, de la finance et de la presse. La vérité, c’est que précisément parce que vous avez confondu, dans ce pays, depuis quinze ans la politique et la finance, vous avez confondu l’organe de la politique et l’organe de la finance, et qu’on ne sait plus quelle est la vérité qui vient du cerveau ou quel est le mensonge qui vient de la caisse.
Et si je parle ainsi, ce n’est pas seulement pour dénoncer votre régime politico-financier dans sa plus abominable conséquence, qui est l’empoisonnement même de toutes les sources de l’information publique ; c’est parce qu’il faut protester au nom même de ceux qui, dans la presse, restés fidèles aux traditions d’honneur et de probité, sont les premiers à souffrir de cet horrible voisinage.
Et puis messieurs, ce que je veux faire encore en parlant ainsi, c’est singulier la tactique perfide qui a été employée depuis des mois par ceux qui préparaient la loi actuelle, et depuis quelques jours par ceux qui l’ont défendue.
Ah ! messieurs, avez-vous remarqué avec quel soin on parlait toujours ici, à propos de cette loi, des excès et des abus de la presse ? Alors qu’en réalité cette loi vise surtout la liberté des particuliers, des citoyens, on faisait semblant de croire et de dire qu’on ne voulait atteindre que la presse. Et pourquoi ? Parce qu’on sait qu’à force de répandre sur elle la double mensualité des établissements financiers et des établissements ministériels, à force d’en faire l’instrument payé des émissions menteuses, on l’a décriée et discréditée dans le pays.
Et alors, quand on veut frapper à coup sûr la liberté, on profite de ce mouvement de dégoût que l’on a créé soi-même pour mettre la presse en avant.
Oui, messieurs, c’est là l’abominable tactique de ce régime politico-financier : il déshonore la presse en achetant quelques-uns de ses chefs.
Et lorsqu’il a fait cela, quelle est sa conclusion ? Est-ce qu’il faut frapper les corrupteurs, qu’il faut frapper les corrompus ? Non ! c’est qu’il faut, dans la presse elle-même et dans le pays lui-même, fermer les bouches qui protesteraient précisément contre ce régime d’avilissement universel.
Voilà messieurs, l’œuvre que vous avez faite ; et à quoi a-t-elle abouti ? Elle a abouti forcément à ce résultat déplorable de stériliser, de neutraliser des forces admirables qui auraient dû être tournées au profit de la démocratie.
Je vois en face de moi — et il ne se plaindra pas de cette interpellation directe et loyale — je vois en face de moi M. le président de la commission du budget. Ah ! certes, il n’y a pas d’homme qui ait été mieux doué, mieux organisé pour servir la démocratie : il est sorti d’elle ; il a cette admirable décision d’esprit qui fait face aux difficultés, cette intrépidité de tempérament qui affronte le péril ; il a la merveilleuse compréhension des choses de finances, du mécanisme subtil des capitaux, de la dette dans nos sociétés compliquées, et il aurait pu, s’il était resté fidèle à sa première formule politique, il aurait pu être le meilleur ouvrier financier de la conception fiscale de la troisième République ; il aurait pu faire passer dans la réalité de nos budgets toute la force des principes républicains en les accommodant le plus possible aux habitudes de ce pays.
Mais à l’heure où il pouvait prétendre au pouvoir, il a trouvé, ou constitué ou naissant, ce régime politico-financier ; il a trouvé cette prééminence, cette force grandissante des puissances financières ; il a eu le tort d’entrer politiquement en communication, c’est-à-dire, en dépendance vis-à-vis d’elles.
Et je lui demande si aujourd’hui, à la tête de la commission du budget, il se sent la même autorité politique ou morale pour gérer les finances de la République, après la constatation de ce double fait, reconnu par lui-même à la tribune, qu’il s’est en effet servi pour un dessein politique de fonds prélevés sur une entreprise privée, et lorsque, comme ministre des finances, il a assisté à l’agonie mystérieuse d’un financier qui se débattait dans les difficultés inextricables de l’affaire de Panama.
Je ne l’accuse pas, je n’ai pas à l’accuser. Je parle politique, je n’ai pas à regarder l’âme, je n’ai pas à examiner la conscience ou le cerveau de qui que ce soit ; je prends l’évolution publique des faits, la marche publique des hommes, la succession des attitudes, et je tire la conclusion morale, politique et sociale des faits publics, des actes connus.
Je ne veux pas citer d’autres exemples, mais je dis que c’est pour nous une grande tristesse, à nous qui voudrions que toutes les forces vives de l’intelligence, de l’énergie, du caractère et de la volonté qui sont dans ce pays fussent restées intactes au profit de la démocratie, de voir que ces énergies, par la contamination nécessaire de cette promiscuité politique et financière, sont à ce point neutralisées que vous n’êtes plus capables aujourd’hui de donner au pays le concours que vous lui auriez apporté dans d’autres circonstances.
Je me félicite d’avance de la réponse que vous me ferez à la tribune ; je me féliciterai plus encore de la réponse décisive, pratique celle-là, que vous me ferez en adoptant, sinon dans son texte, que vous pourrez remanier, du moins dans son intention, dans sa direction générale, cette formule que je défie aucun républicain de répudier. Puisqu’ils ont reconnu — et ils ne peuvent pas dans leur conscience ne pas reconnaître — que les scandales des politiciens mêlés aux affaires véreuses ont provoqué à ces tristes explosions de haine et de dégoût…
Qui donc le conteste ?
Puisqu’ils ne peuvent pas le nier, qu’ils aient le courage et l’habileté d’affirmer tout haut devant le pays que s’ils savent écouter à la porte des humbles pour y surprendre la moindre parole, ils savent aussi définir la responsabilité morale, politique et pénale des puissants qui ont prévariqué contre la République !
La Révolution en même temps qu’elle prenait hautement, courageusement, des mesures terribles contre ceux dont elle jugeait les doctrines ou les pratiques dangereuses, elle comprenait qu’il fallait un équilibre pour la conscience du pays.
Et le même jour où elle prononçait cette répression mortelle contre ceux qui proposeraient un nouveau système social, elle édictait les mêmes mesures, la même pénalité, la même mort, la même guillotine pour les spéculateurs, les agioteurs, les financiers véreux.
Vous vous réclamez de la Révolution. Eh bien ! puisque vous voulez être sévères dans la répression contre les révoltés, soyez sévères aussi dans la répression contre les corrupteurs et les corrompus. Il faut que vous rendiez visible au pays, pour l’enseignement des générations nouvelles, pour l’enseignement aussi des hommes politiques nouveaux qui viendront s’asseoir au milieu de nous ; il faut que vous rendiez visible, par un texte précis, le lien de complicité morale et de pénalité qui doit exister entre le politicien coupable et l’anarchiste révolté.
Et le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la relégation le politicien véreux et l’anarchiste meurtrier, ils pourront lier conversation : ils s’apparaîtront l’un à l’autre comme les deux aspects complémentaires d’un même ordre social.
Chambre des députés – juillet 1894