Critique : Vernissage (Avignon)

logo-ruedutheatreCritique parue dans Rue du Théâtre, le 19 juillet 2013.

Vernissage

Sous le vernis

Par Stephen BUNARD

Le petit bijou de comédie absurde de Vaclav Havel : Vernissage ou comment substituer à la dictature des idéologies celle du bonheur parfait.

Milieu des années 70, en Tchécoslovaquie, pour Havel, mais ce pourrait être à notre époque, n’importe où et n’importe quand, un couple, Véra et Mickaël, épanoui, de prime abord, invite son meilleur ami Ferdinand, dissident, à prendre part au vernissage de son appartement. Antiquités et tableaux de maîtres, clams au four, caresses sensuelles, rien n’est épargné à l’ami médusé pour lui vanter les mérites d’un bonheur extatique, qui devrait prendre le pas sur la politique. Avec une angoisse tout de même pour le couple, c’est que l’ami tourne les talons et les laisse comme deux marionnettes inanimées.

L’ancien président de la République tchèque, conscience politique européenne s’il en est, aurait écrit Vernissage pour divertir ses amis. Mais quel divertissement ! Des trois pièces de la trilogie qui composent le recueil : Audience, Vernissage, Pétition, elle est la mieux écrite, la moins politiquement pesante, la plus fine, la plus drôle, et aussi la plus cruelle. C’est un pamphlet politique sur la subsistance des idéologies, le rôle des intellectuels dans les sociétés modernes, une satire sociétale du nouveau monde et de son matérialisme, de ses codes, de ses standards, une comédie grinçante sur le couple et la recherche de la perfection…

Mais aussi une fable désillusionnée sur l’amitié et la fidélité, ce qui la construit, la cimente et la délite, une dénonciation du grotesque, du prêt-à-porter culturel et du conformisme philosophique bourgeois. Bref, Vernissage est un petit bijou du théâtre de l’absurde dans la plus pure tradition du théâtre d’Europe centrale et orientale.

Un monde qui change

Si Anouilh dans Une Vie montrait le spectacle d’une famille bourgeoise, un monde finissant donné en pâture aux yeux de la Révolution victorieuse, ici c’est un monde qui commence qui se montre sans pudeur. Mais si l’on gratte le vernis sage de cet univers, révélant sa superficialité, tout n’y est que malaise, mal être et fausseté. L’argent, la réussite à tout prix, la rutilance de la vitrine occidentale, le passage sans transition au marchand, l’impossibilité d’identifier des valeurs, tels sont les diktats d’un monde neuf qui substitue à la dictature des idéologues une dictature sous d’autres formes et avec d’autres moyens.

Que peuvent les intellectuels quand les idéologies par eux-mêmes combattues sont mises au tapis et qu’ils n’ont pas les armes adéquates pour combattre un mal plus insidieux et sans visage ? Lutter, s’adapter, abdiquer ? Ferdinand, qui est un peu Vaclav Havel, tente de nous apporter sur scène des éléments de réponse face au monde qui change.

Joué crescendo

Henri Vatin s’applique à être l’inquiétant Monsieur Jourdain du Nouveau Monde sans se départir de sa souriante élégance. Une main de fer dans un gant de velours. Jusqu’à quand ?

Lina Cespedes, tantôt bourgeoise discrète inféodée à son mari, tantôt impudique raffinée, inspire et respire un ordre nouveau, qui nous ferait voir la vie dans la couleur de son rose tailleur.
Face au duo qui déjante crescendo, Yan Brailowsky, lunaire, aux faux airs de François Morel, est parfait d’impavidité consternée et de candeur vite déniaisée.

La mise en scène de Nikson Pitaqaj exploite à fond le filon de l’exhibitionnisme sensuel et cocasse et fait subtilement monter la tension dans ce couple au bord de l’explosion, dont les emballements et les déplacements viennent peu à peu resserrer le lien étouffant des bourreaux autour de la victime. Tandis que le public qui meublait au sens propre, scénographique, reste, comme le peuple, pétrifié, chosifié, les bras ballants. Pour reprendre vie lors de mérités applaudissements.